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Le crayon vert : Missahoe, les traces des Allemands

Jeune Togo – (Le 21 mars 2024 ) – Le village de Missahoé se situe sur la route de Kusuntu, en direction du village de Kuma Konda. Misahöhe, déformé de nos jours en Missahoé, qui signifie la colline de Misa. C’est le nom donné à l’endroit par le premier gouverneur allemand Jesko von Puttkamer, neveu de Bismarck, en avril 1890 en hommage à une princesse hongroise, Misa Estherházy. C’était un lieu stratégique pour les Allemands de par son altitude et la fraîcheur du climat. De nos jours, on peut voir la vieille maison du gouverneur, le palais de justice, le mur de la prison et aussi le cimetière allemand où sont enterrés certains des prisonniers de guerre et employés de maison.
Les Allemands sont étrangement bien vus au Togo. Si je m’identifie comme Allemand, on réagit souvent avec joie, voire avec soulagement (« Ah, ce n’est pas un Français ! ») et on énumère tout de suite tout ce que les Allemands ont fait de bien ici. Par exemple la christianisation, l’écriture de l’éwé, ou la construction d’infrastructures. Les Français, eux, n’auraient rien fait de tel. Parfois, on ajoute même que les Allemands devraient revenir pour coloniser à nouveau le Togo.
Ces rencontres quotidiennes sont un indice de l’idée fausse largement répandue selon laquelle la domination coloniale allemande se serait déroulée de manière pacifique et n’aurait apporté que des bienfaits civilisateurs à la population togolaise. Les sources historiques des Archives d’État de Lomé, où sont conservés plus de 2500 documents de l’époque coloniale, ainsi que des journaux intimes, des lettres et des mémoires d’anciens fonctionnaires coloniaux, comme ceux de Hans Gruner, qui a dirigé la station de Missahoe pendant 22 ans, s’opposent cependant à ce culte du souvenir glorifié.
Ces sources révèlent une toute autre réalité : l’intrusion des Allemands au Togo ne s’est pas du tout déroulée de manière pacifique et, en de nombreux endroits, la population locale s’est opposée à la prise de contrôle de ses territoires par l’ennemi. La force de police créée en 1885, composée de quelques officiers allemands et d’environ 500 mercenaires recrutés par les Haoussa et les Yoruba, a agi avec une extrême dureté en 1894/95 dans sa mission de soumettre les régions du nord du pays.
La volonté de résistance de la population ayant été sous-estimée, la force de police dirigée par le baron Valentin von Massow a eu recours dès le début à des mesures brutales. Ainsi, en 1894, les villes de Bimbila et de Yendi furent brûlées sur la route de Mango et l’armée de 7000 hommes (qui ne pouvait rien contre les fusils modernes des Allemands) de la royauté des Dagomba fut écrasée. Entre 1894 et 1900, on a enregistré au total 35 grandes campagnes militaires et 50 petits affrontements militaires, ce qui montre que ces conflits armés n’étaient pas des cas isolés.
Hans Gruner, chef de la station de Missahoe, faisait bien entendu partie de ce système de soumission, qui n’agissait pacifiquement que tant que la population opprimée le faisait. En 1897 par exemple, dans le cadre de la soumission de Bassar, il a ordonné comme ‘mesure punitive’ le massacre de Binaparba, où plus de cent personnes ont été tuées.
La station Misahöhe (qui se traduit par la colline de Misa – une ancienne maîtresse du commissaire impérial Jesko von Puttkammer) a été officiellement construite en 1890 comme station de recherche, mais elle servait principalement à des fins de politique coloniale. Sa mission consistait avant tout à réduire l’influence anglaise sur le commerce intra-africain, dont une grande partie menait directement de Salaga à la côte de la colonie anglaise via Kété-Kratchi. En construisant la station près de Kpalimé, on voulait détourner ce commerce vers Lomé sans risquer de conflits ouverts avec les Anglais ou les autochtones.
Mais même les temps ‘paisibles’ à Missahoe ont été marqués par la violence. La population fut contrainte de cultiver du coton, du caoutchouc, du cacao et du café pour l’exportation allemande et de verser des impôts à la station. Les personnes qui s’opposaient aux nouveaux maîtres du pays étaient capturées et punies par la bastonnade, de nombreux fonctionnaires coloniaux, dont Hans Gruner, forçaient les femmes et les jeunes filles à avoir des relations sexuelles. Les escapades sexuelles et la violence faisaient partie du quotidien, comme le montre l’historienne allemande Rebekka Habermas dans son livre ‘Scandale au Togo’ paru en 2016.
Les choses pour lesquelles les Allemands sont aujourd’hui respectés, l’infrastructure, l’écriture de l’éwé et les maisons de mission, tout cela était des instruments de pouvoir pour profiter aux Allemands. Le chemin de fer, les routes et le port pour l’exportation, l’écriture de l’éwé pour l’éducation chrétienne, pour que la population s’adapte aux valeurs de l’empire et soit ainsi plus facile à contrôler.
Missahoe est aujourd’hui un lieu paisible et idyllique où, hormis le nom, seuls des murs en ruine et envahis par la végétation rappellent l’époque coloniale allemande. La nature a tout repris depuis longtemps. Un homme semble habiter au premier étage de l’ancien bâtiment administratif, sa moto est garée dans une petite pièce au rez-de-chaussée. Dans l’ancienne maison d’habitation, je fais sursauter quelques chèvres en marchant sur les planches pourries, et le toit de la prison s’est effondré.
L’oubli est une bénédiction, disent certains. On n’aime pas se souvenir des atrocités commises contre les ancêtres, me dis-je lorsque mes amis togolais me parlent des ‘bons Allemands’. Et pourtant, je ne peux m’empêcher de contredire, de rappeler.
Seul le cimetière est encore à peu près bien conservé. Outre les tombes de l’architecte gouvernemental Ernst Schmidt ou du commerçant Otto Schneider, on trouve aussi quelques petites tombes, minuscules, comme pour des enfants. En tant qu’Allemand, est-ce que je ressens quelque chose maintenant, me demande le guide. Et oui, je ressens quelque chose, mais ce n’est pas de la tristesse pour mes compatriotes, c’est plutôt le sentiment oppressant d’être dans un endroit où des injustices ont été commises par mes ancêtres.
En empruntant le ‘chemin des Allemands’, qu’ils ont parcouru avec leurs chevaux, je retourne à Kpalimé en passant par Agomé Yo. Je suis content de quitter leurs traces.
Joram (Stagiaire)

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